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Que sont devenues les mythiques boites de nuit des années 2000 à la frontière belge ?

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Le Cap’tain, le H2O, la Bush ou la Pergola… Durant les années 90 et 2000, les méga-dancings de la frontière belge galvanisaient la jeunesse nordiste au son des musiques électroniques. Vingt ans plus tard, la plupart ont fermé. Victimes d’un pouvoir d’achat qui baisse, des prix qui grimpent, du temps qui passe. Reportage sur la trace de ces temples perdus.

 

Le long de la chaussée Montgomery, les voitures vont et viennent. Elles roulent de France vers la Belgique ou font le trajet inverse, traversant cette voie départementale qui relie les deux pays, dans un décor fait de bureaux de tabac, de kebabs peu fréquentés et d’étendues d’herbe où broutent quelques vaches. Parfois, un tracteur passe et une odeur de fumier se répand dans l’air. Elle rappelle aux visiteurs de passage à quel point cette voie située à une trentaine de kilomètres au sud-est de Lille est empruntée par les agriculteurs de la région, venus planter leurs pommes de terre dans le nord de la France. Ici, on l’appelle la ” route de la patate “.

Mais longtemps, la chaussée Montgomery a davantage été connue pour ses discothèques. « J’accueille 95 % de Français », confie le gérant de Self 2015, « supérette plantée le long de la route, offrant du tabac et quelques centaines de bières différentes. Ils me racontent parfois qu’ils allaient en boîte ici, quand le lieu était encore un club. Ça s’appelait le Bliss. La frontière était une zone où on passait de très bonnes soirées. » Lui-même en a vécu quelques-unes inoubliables. Voilà plus de quinze ans qu’il fréquente ce coin du Plat Pays où les discothèques poussaient comme des champignons durant les années 90. Dans les alentours, on trouvait le H2O, l’Escape, le Spicy ou la Florida… Des boîtes de nuit remplies à ras bord, chaque week-end. « Il y avait des bouchons sur la route. On se garait en France, on marchait plus d’un quart d’heure pour arriver à pied. Des gens venaient carrément en camping-car pour passer le week-end. On devait attendre dehors pendant une heure ou deux pour entrer tellement il y avait de monde. » Depuis le parking, le commerçant pointe du doigt un large bâtiment, à quelques mètres de sa boutique. « Le Cap’tain, souffle-t-il. J’y ai fêté mes 18 ans. À l’époque, c’était blindé le vendredi, le samedi et le dimanche… Maintenant, on y voit un peu moins de monde. »

Le Pulse Café, l’un des derniers bastions de la danse. ©Zen Lefort

Durant plus de vingt ans, la frontière franco-belge a accueilli des fêtards. Chaque week-end, des milliers de jeunes passaient la porte de l’un des méga-dancings des environs. La plupart venaient du Nord-Pas-de-Calais, d’autres de plus loin encore. Tous entraient dans un monde fait de néons clignotant et de systèmes son à la puissance redoutable. Mais aujourd’hui, la fête semble finie. Seuls deux établissements, le Cap’tain et le Pulse Café, réunissent encore des noctambules. Le Cap’tain tient toujours debout sur la chaussée Montgomery, mais le temps des nuits interminables paraît loin. Passé minuit, quelques dizaines de voitures se massent devant le complexe. À l’intérieur, des fêtards attrapent des seaux remplis de vodka et de Red Bull, tandis que des machines expulsent des nuages de fumée artificielle. Ici, on joue de la techno hardcore ou de l’eurodance puissante. Quand les enceintes crachent à plein volume le “Eins Zwei Polizei” de Mo-Do, la piste se remplit d’adolescents aux cheveux ras planqués sous leurs casquettes. Certains portent des vestes griffées “Hardcore United”.

Avant, c’était vraiment la région des boîtes ici. Dans le sud de la Belgique, il y avait un club tous les trois ou quatre kilomètres.

Kate, gérante du Cap’tain

Pour rejoindre Kate, la gérante des lieux, il faut emprunter un passage surnommé “la Suisse”, parce qu’il sépare la salle techno – le Cap’tain à proprement parler – du dancefloor R’n’B, l’Amiral. «Certaines personnes ne vont qu’à l’Amiral et ne se mélangent pas avec les clients du Cap’tain, et inversement. Mais tout le monde cohabite bien », insiste Kate, en ouvrant la porte de son bureau. Cette Tournaisienne de 42 ans se présente comme un “oiseau de nuit”. « Cela fait 18 ans que je m’occupe du Cap’tain. J’ai repris ce beau bébé de mes parents », explique-t-elle. « Avant, c’était vraiment la région des boîtes ici. Dans le sud de la Belgique, il y avait un club tous les trois ou quatre kilomètres. Rien que sur cette chaussée, on était au moins quatre. »

En plus de vingt ans d’existence, le Cap’tain peut se vanter d’avoir accueilli derrière ses platines une poignée de noms clinquants, dont celui de Fred Rister, devenu compositeur pour David Guetta. Plus qu’une boîte de nuit, une institution. Pour preuve, la file d’attente devant le stand de merchandising aux couleurs de l’établissement. Ou la voix d’un DJ, qui s’adresse à la foule : « Est-ce que le meilleur public d’Europe est là ce soir ? » La salle répond par une salve de cris, comme pour rester fidèle à cette réputation de chaleur humaine traversant les frontières. « Du peu que j’ai vu des boîtes en France, c’est plus froid. En Belgique, on est un peuple festif, chaleureux », soutient Kate. « C’est pour ça qu’il y a autant de discothèques. » Dehors, le thermomètre ne dépasse pas les cinq degrés, mais ça ne décourage pas les fêtards. Ils traînent non loin du parking. Dans les voitures, on finit les bouteilles de hard au goulot en écoutant un dernier morceau gabber. À l’entrée, une famille venue des Ardennes s’apprête à pénétrer dans le navire. Ils sont une quinzaine, de tous âges. Canette de Heineken à la main, le plus jeune dit préférer les clubs belges : « Ce n’est pas la même ambiance. On est tous potes, il n’y a pas de bagarres en Belgique. Si tu bouscules quelqu’un, il te dira que ça n’est pas grave, il te serrera la main et tu iras boire une bière avec lui. En France, si tu bouscules quelqu’un, ça partira direct en baston. » Malgré les habitués et les fêtards venus de loin, le Cap’tain a dû réduire la voilure cette année. Jusqu’en février, le club était ouvert les vendredis, samedis et veilles de jours fériés. Dorénavant, l’établissement reste fermé le vendredi soir pour limiter les frais.

Face aux festivals

De loin, c’est un rectangle blanc et rouge, posé le long de la chaussée de Douai. Les voitures ne s’arrêtent plus devant cette bâtisse en vente depuis plusieurs années. Quelques vaches broutent aux abords de la Pergola, une ancienne discothèque généraliste dont la devanture s’effrite et fait disparaître peu à peu l’ “A” des lettres jadis clignotantes. « Deux mois avant que je ne quitte la Pergola, l’interdiction de fumer a été imposée dans tous les clubs belges. À partir de là, on a perdu la moitié de la clientèle », raconte Amaury Petit, ancien DJ. « Les coûts de personnel ont été réduits. Un an après mon départ, en 2013, la boîte a complètement fermé. » Adieu, donc, ce club rempli à 80 % de Français, où plusieurs générations se retrouvaient autour d’un titre techno ou d’un classique de variété des années 80.

La Pergola, fermée depuis quelques années. ©Zen Lefort

Comme la Pergola, la plupart des hauts lieux de la frontière ont mis la clé sous la porte ces dernières années, remplacés par des casinos ou des stations-service. « La décadence est allée à une vitesse folle », soupire Amaury Petit. Les raisons du déclin sont multiples. En premier lieu, donc, l’interdiction de fumer dans les lieux publics depuis 2011. Une loi promulguée quelques années après le voisin français, si bien que les établissements belges sont apparus durant quelque temps comme les ultimes refuges où s’en griller une tranquillement. Autre explication : le montant croissant des charges imposées aux clubs. Longtemps, les tarifs des dancings belges défiaient la concurrence française.

Aujourd’hui, les écarts se réduisent. « On est archi taxés », appuie Kate depuis son bureau. « Tout coûte cher. Les accises sur les alcools ont augmenté, donc forcément on les paie plus cher. Inévitablement ça se répercute sur les tarifs… Au bout d’un moment, on ne peut pas vendre à perte. » Il y a aussi la mauvaise réputation accolée depuis toujours aux lieux de fête, où l’on vient s’oublier dans le tonnerre des décibels et les vapeurs de l’alcool. Quelques-uns évoquent ainsi l’influence néfaste des médias régionaux, accusés de pointer du doigt les discothèques à chaque accident de la route survenu à quelques encablures. « On a toujours été diabolisés, considérés comme des proxénètes ou des dealers, tout sauf des gens biens », soupire la patronne du Cap’tain. « Ça se calme, ça va un peu mieux avec les années, mais nos métiers restent marginaux dans la tête des gens. »

Au-delà, tous évoquent la baisse du pouvoir d’achat dans une région à l’économie déjà fragile. Kate voit passer chaque commentaire sur la page Facebook du Cap’tain. « Je lis régulièrement “ce week-end, je ne peux pas venir”, parce que les gens n’arrivent pas à mettre du carburant dans leurs voitures. On en est vraiment là… Avant, les jeunes sortaient toutes les semaines. Maintenant, ils doivent choisir une soirée sur le mois, parce qu’ils n’ont plus tellement de sous. » Et pourtant, la jeunesse belge n’a pas fini de danser. La fin de l’ère des méga-dancings coïncide avec l’arrivée dans la région de festivals électroniques au succès massif, Tomorrowland en tête.

Lunettes noires pour nuits vertes ©Zen Lefort

Depuis un bistrot de Tournai, Hervé Serres, alias DJ HS, analyse la transition devant une pinte de blonde et quelques flyers d’époque sortis des placards. À près de 50 ans, ce Tourquennois a connu l’éclosion de la new beat, puis l’ “âge d’or” du clubbing belge dans les années 90, le long de la route RN 50 où s’entassaient les boîtes de nuit. « Une putain d’époque », décoche-t-il. « La Belgique faisait rêver. Quand on évoquait la région, c’est comme si on parlait de la Croisette, à Cannes. Certains avalaient des kilomètres pour aller chercher notre son. Toutes les boîtes n’étaient pas belles, mais les soirées étaient dingues. » Si les DJ’s wallons n’avaient alors pas de look de leurs homologues parisiens “habillés comme des cosmonautes”, leur technique impressionnait. Comme d’autres, HS usait du “coup du cendrier”. Mode d’emploi : « Sur ton bras Technics, tu enlèves quasiment le contrepoids, tu retournes ta cellule de 120 degrés par le haut, tu mets deux cendriers, tu poses ton vinyle, tu centres à peu près comme il faut, tu mets un cendrier dessus pour faire contrepoids, tu as deux fois le même disque, donc c’est bien d’avoir trois platines, et puis tu cales comme ça, clac clac. L’effet est terrible. »

Toutes les boîtes n’étaient pas belles, mais les soirées étaient dingues

Hervé Serres, dit DJ HS 

Ces dernières années, Hervé a repris son activité de disc-jockey et travaille souvent pour les festivals des alentours. « De mai jusqu’à septembre, il y a des chapiteaux toutes les semaines. Les jeunes ne mettent plus 30 euros pour aller chaque samedi en discothèque. Ils préfèrent mettre 150 euros une fois par mois pour aller dans un grand festival. » À l’écouter, le clubbing est « malade ». Un crève-cœur. Ce basculement, Kate l’a notamment constaté chez son fils de 17 ans. Avec ses amis, l’adolescent préfère s’acheter une bouteille chez un épicier et se poser dehors, au bord d’un fleuve, plutôt que s’offrir une virée en club. « Ça les fait moins rêver, les discothèques », conclut-elle. Voilà pourquoi la supérette Self 2015 ne désemplit pas à quelques mètres du Cap’tain. Un dimanche après-midi, une Peugeot s’arrête sur le parking. Deux garçons, la vingtaine, entrent acheter des cartouches de clopes et de la Mort Subite. Ils avalent d’un trait une petite bouteille de vodka sur le parking, remplissent le coffre de leur Peugeot, puis repartent sans un mot, direction la France. Les commerçants du coin ont l’habitude de ce genre de scènes et de ce type de consommateurs. Ces dernières années, beaucoup traversent la frontière dans l’unique but de se ravitailler.

Nostalgie et EDM

Comme tout âge d’or révolu, la grande époque des dancings belges suscite de la nostalgie. Et pour combler les quadras et quinquas qui regrettent cette effervescence passée, de plus en plus de soirées rétro sont organisées. Parmi elles, les Remember of Past, en région lilloise. Des fêtes au son de la techno d’autrefois, où l’acid house et la new beat font danser d’anciens clubbers jusqu’à des heures désormais raisonnables. Ses fondateurs, Hervé Hue et Bruno Van Garsse, reçoivent dans l’arrière-salle d’un antiquaire, à Tourcoing. Les deux hommes ont la cinquantaine, ils se connaissent depuis plus de trente ans. Le premier officiait comme DJ dans un club belge disparu, le 37°2, à l’époque où il n’y avait en France que des clubs où on entendait “Les Démons de minuit”. Le second tenait Disco Smash, un disquaire de Menin connu comme une réserve inépuisable de bons disques anglo-saxons. Depuis quelques années, leur concept réunit une clientèle dont la moyenne d’âge avoisine les 40 ans. Profil type : des pères et mères de familles nordistes dont le nombre de sorties a chuté drastiquement depuis l’arrivée des enfants.

S’il a vu la disparition de la plupart des clubs qu’il fréquentait, Hervé Hue veut croire au retour des boîtes. « C’est un cycle », analyse-t-il en trempant les lèvres dans un verre de vin blanc. « Les festivals sont partout aujourd’hui. Les grandes structures vont continuer, mais les petites risquent de disparaître comme les méga-dancings ont fermé. On va revenir à des petites boîtes, c’est sûr. » Président du Syndicat national des discothèques, Patrick Malvaes espère aussi un avenir meilleur pour les boîtes de nuit en France, où la situation n’est guère meilleure que du côté belge de la frontière : le nombre des établissements a été divisé par deux depuis les années 1980. Le syndicaliste veut « réinventer la discothèque à l’aune du monde nouveau ». « Des établissements ont aujourd’hui des pages Facebook ou des sites internet complètement largués, analyse-t-il. Ils ignorent les textos et tous les réseaux sociaux ou médias actuels… Les animations et spectacles doivent être revus en tenant compte de ça : la clientèle veut de la qualité et en a marre des soirées t-shirts mouillés ! »

Devant l’ancien Zoo Club. ©Zen Lefort

Non loin de la frontière, la nuit est tombée et l’obscurité s’épaissit. Au numéro 180 de la chaussée de Tournai, l’horloge du Pulse Café indique trois heures du matin. Derrière le bar, une serveuse aux cheveux bleus distribue des whisky-coca à la pelle. Ce complexe de trois salles n’a plus grand-chose à voir avec l’héritage techno de la région. Depuis que la plupart des clubs du coin ont fermé, on y passe avant tout du rap, de la trap ou de l’EDM. Et quelques fois, on se rappelle du temps passé lors des soirées Bush Réunion – un hommage à l’ancien nom de l’établissement, spécialisé dans la trance puis la techno. Les habitués des nuits d’autrefois se réunissent pour une fête, comme au bon vieux temps des soirées jusqu’à pas d’heure. DJ HS ne manque jamais à l’appel. « Ça brasse un monde fou », glisse-t-il, presque étonné. « On y retrouve des anciens. Désormais, ils doivent partir tôt pour s’occuper des enfants. » Le musicien, lui, se couche encore quand le soleil se lève. La veille, HS a travaillé dans un bar de nuit d’Arras, avant de monter en voiture pour passer, enfin, la musique qu’il chérit tant. « Ca va cinq minutes d’écouter de la musique généraliste », sourit-il, devant le flyer écorné d’une soirée culte des années 90. « Alors quand je rentre en voiture, je m’écoute de la bonne vieille techno. »

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1 réflexion sur “Que sont devenues les mythiques boites de nuit des années 2000 à la frontière belge ?”

  1. Merci pour ces beaux souvenir. J’ai beaucoup fréquenté les boites de la route Menin – Tournai pendant les années 60/70/80… LES TROIS AIGLES, LA GARGOTTE, LA BUCHE….. mais aussi LA PALMA (Roulers) LE TIBRAU.. C’était magnifique. On allait en vélo a l’époque.
    Que le temps passe vite !!!
    Amicalement
    Antoine

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